Monday, June 11, 2012

Les limites d’une posture anti-impérialiste Fatal aveuglement de la famille Al-Assad en Syrie

Alors que la Tunisie doit organiser son avenir après la chute du dictateur Zine El-Abidine Ben Ali, une clameur de liberté s’élève depuis le début du mois d’avril dans nombre de villes de Syrie, avec des appels de plus en plus déterminés à la chute du pouvoir. Le président Bachar Al-Assad se bat pour sa survie politique et pour celle du régime instauré par son père en 1970. L’heure a-t-elle sonné pour la dynastie Al-Assad ? L’intervention militaire contre les opposants, à Deraa et dans d’autres villes, indique que le régime a fait le choix de la violence.
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Absorbé par sa lutte contre les menaces extérieures et par les crises régionales, le président syrien Bachar Al-Assad pensait son pays à l’abri de la vague qui submergeait les autres Etats arabes. Il allait jusqu’à déclarer dans un entretien au Wall Street Journal, le 31 janvier, en réponse à une question sur les similitudes entre l’Egypte et la Syrie : « Vous devez changer de point de vue et vous demander pourquoi la Syrie est stable, alors même que nous nous trouvons dans un contexte plus difficile. L’Egypte a été soutenue financièrement par les Etats-Unis alors que nous subissons un embargo de la plupart des pays du monde. (...) Malgré tout cela, notre peuple ne se soulève pas. Il ne s’agit pas seulement des besoins de base ou de la réforme. Il s’agit d’idéologie, de vos convictions, de la cause que vous défendez. Il existe une grande différence entre le fait de défendre une cause et un vide idéologique. »
On ne pouvait se tromper davantage : les Syriens, à leur tour, ont demandé la fin des arrestations arbitraires et des brutalités policières, la libération des prisonniers politiques, une presse libre, l’abolition de l’article 8 de la Constitution qui affirme que le parti Baas « dirige l’Etat et la société » et la levée de l’état d’urgence, en vigueur depuis que le Baas s’est emparé du pouvoir, en 1963.
Tout a commencé à Deraa, cette ville du Sud, à la frontière avec la Jordanie. Les troubles ont éclaté quand, en mars, une douzaine d’enfants ont été arrêtés pour des graffitis hostiles au régime. Indignés, les habitants sont descendus dans la rue. Comme le notait Joshua Landis, un des meilleurs observateurs étrangers de ce pays, « Deraa est très pauvre et musulmane [sunnite]. Elle réunit tout ce qui pose problème en Syrie : une économie en faillite, une explosion démographique, un mauvais gouverneur et des forces de sécurité autoritaires (1). » L’erreur — peut-être fatale — des services de sécurité a été de tirer sur la foule à balles réelles.
Avant l’éclatement de la crise, M. Al-Assad n’avait pourtant pas les manières d’un dictateur arabe traditionnel. A 45 ans, il semblait modeste et ne manifestait pas l’arrogance de ceux qui sont nés pour le pouvoir. En 1994, alors qu’il étudiait l’ophtalmologie à Londres, le décès accidentel de son frère aîné Bassel, successeur désigné de leur père Hafez Al-Assad, a projeté dans l’arène politique un Bachar réticent. Jusqu’à la récente vague de tueries, de nombreux Syriens continuaient à le soutenir, voyant en lui un homme éduqué, moderne, un dirigeant enclin à la réforme, mieux placé que d’autres pour mener à bien les changements nécessaires.
En 2000, quand il succéda à son père, la Syrie était en retard, en rupture avec un monde de plus en plus globalisé et technologiquement avancé. Ses premières réformes furent donc financières et commerciales : les banques et les compagnies d’assurances privées furent pour la première fois autorisées en 2004 ; cinq ans plus tard, en mars 2009, on assistait à l’ouverture de la Bourse ; et le pays négocie actuellement son adhésion à l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Le pouvoir introduisit les téléphones portables et Internet. Ecoles et universités privées se multiplièrent.
Le président noua avec la Turquie une alliance politique et économique — les visas furent supprimés entre les deux pays —, ce qui favorisa le commerce entre les régions frontalières et profita notamment à Alep. La vieille ville de Damas fut revitalisée, des maisons anciennes furent restaurées et de nombreux restaurants et hôtels ouverts pour accueillir un flot grandissant de touristes.
Ces réformes favorisèrent néanmoins l’aggravation des inégalités et l’augmentation du chômage (2), sans parler d’un niveau de corruption élevé, largement plus important qu’en Tunisie ou en Egypte. Un tiers de la population vit sous le seuil de pauvreté. Dans le même temps, les recettes pétrolières déjà limitées s’épuisent et le pays, victime de plusieurs années de sécheresse et de mauvaise gestion, redevient importateur de blé.
Les manifestants ne sont pas structurés politiquement et aucun dirigeant n’a émergé. Comme dans les autres pays arabes, les gens se sont organisés spontanément, la répression des dernières décennies n’ayant laissé que peu de structures en place. Enfin, les divisions d’un pays à majorité arabe sunnite, mais qui comprend d’importantes minorités alaouite (3) (entre 12 % et 15 %) — dont sont issues la famille Al-Assad et la majorité des cadres militaires et politiques —, chrétienne (10 %), sans parler des Druzes et des Kurdes (4), ne facilitent pas l’identification des groupes. Il est sûr que les courants islamistes sont influents, et le président lui-même l’a reconnu à sa manière : une des premières réformes adoptées après une rencontre avec les religieux sunnites fut de permettre le retour au travail de mille institutrices exclues pour port du niqab et... la fermeture de l’unique casino du pays. Affaiblis, les Frères musulmans exercent néanmoins une influence et on a entendu dans les manifestations quelques slogans contre les Alaouites et certaines minorités, notamment les chrétiens. Le régime n’hésite pas à manipuler ces tensions.
Comme un nuage sombre au-dessus de cette scène plane la mémoire des massacres de Hama, en 1982, quand Hafez Al-Assad écrasa dans le sang une insurrection armée des Frères musulmans. Ce groupe islamiste avait lancé en 1977 une série d’attaques terroristes contre le régime, tuant ses partisans. Il prit le contrôle de la ville de Hama, au centre du pays, où il assassina les membres du parti Baas et les fonctionnaires du gouvernement, surtout les Alouites. Le pouvoir riposta sans pitié. En représailles, la ville fut bombardée par l’armée, et de nombreux habitants tués. On ne connaît pas le chiffre exact des morts, mais il se situerait entre dix mille et vingt mille. Trente ans plus tard, certains islamistes rêvent de revanche, tandis que le régime joue sur la peur des Alaouites et des autres minorités.
Certes, dans son discours du 16 avril, le président Al-Assad a annoncé une série de réformes (nouvelle loi sur les partis, sur la presse, etc.), dont la levée de l’état d’urgence honni. Mais l’impact de ces mesures a été oblitéré quand il est apparu que les forces de sécurité continuaient à tirer sur des civils. L’entrée de l’armée à Deraa et les informations partielles sur les massacres commis dans cette ville semblent tourner une page.
Les années de pouvoir ont endurci le président Al-Assad ; il est devenu plus autoritaire. Il a développé un goût du contrôle sur toute la société, aussi bien sur les médias que sur l’université ou l’économie, à travers sa famille — notamment son cousin Rami Makhlouf qui contrôle, entre autres, une des compagnies de téléphonie mobile — ou ses affidés. Au lieu d’être un système de participation populaire faisant remonter l’avis de la base à la direction, le parti Baas est devenu un simple instrument de mobilisation, un moyen de récompenser la loyauté et de punir la dissidence. Toute expression libre est impossible ; les décisions politiques demeurent l’apanage d’un petit groupe gravitant autour du président et des services de sécurité (5). En outre, M. Al-Assad, comme son père, déteste être bousculé et ne veut pas avoir l’air de céder à la pression.
Pour mener de vraies réformes, à condition qu’il effectue ce choix, il lui faudrait trahir les intérêts de sa famille élargie, ceux des chefs de ses services et de l’armée — notamment son frère Maher, commandant de la garde présidentielle et l’un des éléments les plus durs du régime —, des figures puissantes de la communauté alaouite, de riches marchands sunnites de Damas proches du pouvoir. La nouvelle bourgeoisie, numériquement peu importante mais puissante, s’est enrichie au cours de la transition entre économie étatique et économie de marché ; elle compte également sur lui. A-t-il la volonté de mettre un terme aux méthodes brutales — qu’il a lui même avalisées — de la police et des services de sécurité ? On peut en douter, sachant qu’elles sont pratiquées depuis plus d’un demi-siècle, voire plus — car l’autocratie dans la région comme en Syrie a des racines profondes.
Mais le régime doit également tenir compte de ses ennemis au Liban, en Jordanie, en Irak et en Arabie saoudite, sans oublier Israël, et au sein des réseaux d’exilés syriens à Londres, Paris et Washington. Certains disposent de soutiens aux Etats-Unis. Selon des câbles diplomatiques révélés par WikiLeaks et publiés le 17 avril 2011 par le Washington Post, le département d’Etat a secrètement financé l’opposition syrienne — en particulier des réseaux londoniens — pour un montant de 12 millions de dollars entre 2005 et 2010.
Le régime du fils s’inscrit dans la continuité de celui du père. En choisissant Bachar — plutôt que le vice-président Abdel Halim Khaddam ou un autre dignitaire qui l’avait servi loyalement —, Hafez Al-Assad lui a légué un système autocratique centralisé, reposant sur une présidence toute-puissante, ainsi que toute une série d’alliés et d’ennemis sur la scène régionale et internationale, qui, ensemble, ont déterminé la politique syrienne sur le long terme. Concevoir et mettre en œuvre d’importantes réformes intérieures, comme l’exige la situation actuelle, nécessiterait un changement radical de priorités, la politique étrangère ayant été pour les Al-Assad, au cours des dernières décennies, une question vitale qui a accaparé l’essentiel de leur énergie.
La carrière de Hafez puis celle de son fils ont été structurées par le conflit avec Israël. La Syrie a dû survivre et se battre dans un environnement proche-oriental hostile, façonné par la victoire éclatante de Tel-Aviv lors de la guerre de juin 1967, par son occupation de vastes territoires, dont le plateau syrien du Golan, et par son alliance étroite avec les Etats-Unis. Ainsi s’est affirmée une forme d’hégémonie israélo-américaine dont la Syrie, depuis, tente de se dégager. Lancée par Le Caire et Damas dans le but d’aboutir à une paix globale, la guerre de 1973 a débouché sur quelques succès initiaux. Mais l’Egypte s’est retirée du combat et, en 1979, a signé une paix séparée avec Israël, laissant la région encore plus exposée à la domination de l’Etat hébreu.
Face à ces menaces, la Syrie établit un partenariat avec la nouvelle République islamique d’Iran. Et, après l’invasion du Liban par Israël, en 1982, dont le but était de détruire l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et d’entraîner le pays du Cèdre dans son orbite, Damas s’allia avec la résistance chiite du Sud. Menant une lutte de guérilla, disposant de l’appui logistique et militaire de l’Iran et de la Syrie, le Hezbollah réussit en mai 2000 à expulser les forces israéliennes et à libérer le pays. Ainsi s’est renforcé l’axe Damas-Téhéran-Hezbollah-Hamas, principal rival régional des Etats-Unis et d’Israël.
Les Etats-Unis comme Israël n’ont pas ménagé leurs efforts pour détruire cet axe et l’empêcher d’acquérir une capacité de dissuasion. L’Iran a dû faire face à des sanctions et à des menaces militaires en raison de son programme nucléaire. Le Hezbollah a dû résister aux menaces israéliennes, y compris à la guerre menée contre lui en juillet-août 2006. La Syrie a été soumise à l’intimidation, à l’isolement, aux sanctions américaines et à une attaque israélienne, en septembre 2007, sur un site supposé abriter des équipements nucléaires.
Ce fut un apprentissage difficile pour le président Bachar Al-Assad. Il a dû, comme son père avant lui, résoudre une série de crises potentiellement mortelles. Il a pu s’enorgueillir d’avoir procuré au pays une certaine forme de stabilité et de sécurité. Au regard des souffrances des Libanais et des Irakiens, qui ont connu leur lot de guerres destructrices, les citoyens syriens ne devraient-ils pas se contenter de leur sort ? « La plus sublime forme de liberté, écrit le 25 avril le quotidien officiel Tishrin, est la sécurité de la patrie. »
Mais ces déclarations ne suffisent plus. Comme le souligne dans son éditorial du 27 mars Abdelbari Atwan, le rédacteur en chef du quotidien arabe Al-Quds (Londres) — un titre connu pour son franc-parler, son soutien aux Palestiniens et son opposition aux ingérences des Etats-Unis —, « la solidarité avec la résistance libanaise [le Hezbollah], l’accueil des secrétaires généraux des organisations palestiniennes [notamment le Hamas] alors que toutes les capitales arabes leur avaient fermé la porte au nez, sont des positions respectables pour lesquelles nous sommes gré au régime syrien et pour lesquelles il a payé un prix élevé. Mais nous ne voyons aucune contradiction entre ces positions et la satisfaction des demandes du peuple syrien et, s’il existe une contradiction, nous préférons que le régime suspende son soutien au peuple palestinien et à sa cause et qu’il réponde aux demandes de son peuple d’étendre les libertés et de combattre la corruption. (...) Car les peuples opprimés ne sont pas capables de libérer les territoires occupés, et les armées des dictatures ne sont pas capables de mener une guerre victorieuse ».
Patrick Seale
Journaliste. Auteur de La Lutte pour l’indépendance arabe, Fayard, Paris, 2010.
(Le Monde diplomatique - Mai 2011)

http://www.assawra.info/spip.php?article190

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