L'espace tribal des Alaouites à l'Épreuve du pouvoir ©
La désintégration par
le politique
(Texte publié en 1995dans
le n° 147 de la revue « Maghreb-Machrek » de La Documentation
Française, Paris)
La prise
du pouvoir par les Alaouites en Syrie marque une rupture profonde avec le passé
et l'histoire. Depuis des siècles, l'aire syrienne a été gouvernée, en général
depuis Damas, par une bourgeoisie commerçante musulmane sunnite des plus
orthodoxes, soumise à l'Empire Ottoman, qui a su par la suite composer, non
sans diverses manoeuvres, avec la puissance mandataire avant de profiter de la
confusion européenne pour échapper à son emprise et tenter, de façon un peu
brouillonne, plusieurs formules de partage oligarchique du pouvoir. Quoi qu'il
en soit, Damas demeurait, avec Le Caire, l'un des deux grands pôles de la
pensée orthodoxe arabe et musulmane. Quant aux minorités religieuses ou
ethniques, Chrétiens, Druzes, Alaouites, Juifs, Kurdes, Arméniens, bien que proportionnellement
les plus importantes [1] de la région, ou peut être à cause de
cela, elles étaient soigneusement tenues dans un état de marginalité politique
et sociale, éloignées géographiquement ou institutionnellement des centres et
instruments de pouvoir.
L'erreur
fondamentale de la bourgeoisie affairiste et conservatrice sunnite de Syrie est
sans doute d'avoir cru que son monopole économique et financier lui
garantissait sans risque le contrôle permanent d'un appareil d'État plus conçu
comme un lieu d'arbitrage et de représentation que comme un réel instrument de
pouvoir. L'appareil de contrainte de l'État, Armée, Police, Administration
fiscale ou douanière, avait toujours été dans des mains étrangères et l'on
avait bien su s'en accommoder. De fait, il n'était nullement perçu comme un
instrument valorisant, facteur de promotion et de contrôle sérieux de la
société civile. Les minorités ont su profiter de cette lacune politique et
culturelle et, au premier rang d'entre elles, les Alaouites. Hérétiques de l'Islam,
méprisés, persécutés, démunis, relégués dans leurs montagnes peu hospitalières
surplombant la Méditerranée entre les frontières libanaise et turque, désignés
à la vindicte depuis la fatwa d'Ibn
Taymiya (1268-1328)[2], les Alaouites ne paraissaient pas les
mieux placés pour se lancer à la conquête de l'État syrien. En fait ils n'ont
pas eu les hésitations des Chrétiens syriens, en majorité orthodoxes, qui ne
bénéficient pas comme les Maronites du Liban d'une solution de repli
territorial en cas d'échec. Contrairement aux Druzes, qui sont restés fidèles à
leur tradition séculaire de ne jamais se mettre en avant pour ne pas désigner
la communauté aux coups, les Alaouites, malgré leur passé et leur passif, ont
entrepris de profiter d'une conjoncture favorable qui laissait le pouvoir en
partie vacant à l'intérieur du pays et qui, au début des années 50,
relativisait le poids de l'Islam dans le monde arabe en faveur d'idéologies peu
connotées sur le plan religieux (nationalisme, marxisme).
Depuis
le coup d’État du 8 mars 1963, la minorité alaouite de Syrie s’est donc
progressivement assuré, sous la conduite de l’un des plus discrets mais des
plus déterminés de ses membres, le général Hafez el-Assad, un contrôle étroit
du pouvoir, de l’appareil civil et militaire de l’État et aussi des ressources
économiques et financières du pays. Cette emprise à la fois communautaire et
minoritaire n’est ni revendiquée ni même avouée. Elle s’exerce derrière le
paravent, parfois avec l’alibi, d’une organisation centralisée et autoritaire
mais qui se proclame résolument égalitariste, moderne et progressiste. En fait,
elle met en jeu, tant en Syrie même que dans son contexte régional, les
ressorts complexes de stratégies et de tactiques communautaires, tribales,
claniques et familiales où dominent les rapports d’obligations
interpersonnelles. L’édification de ces rapports, ainsi que la sanction de leur
respect ou de leur violation, détermine et rythme depuis trente ans la vie
publique intérieure mais aussi la politique extérieure de la Syrie qui y
gagnent en cohérence et en détermination ce qu’elles y perdent en termes
d’ouverture et d’image. Il reste à savoir si cette longue marche au pouvoir de
Hafez el-Assad peut conduire à l’intégration de la communauté alaouite dans le
pays et dans le siècle, ou si elle porte les germes de sa dissolution et de sa
destruction. Car en sortant de son isolement géographique et social pour
assumer le pouvoir d'État, la communauté perd ses repères internes, gomme ses
différenciations, confrontée au double besoin de faire bloc pour s'imposer à un
environnement hostile et de conclure avec cet environnement des alliances
permettant de rentabiliser le présent et garantir l'avenir. Elle est
bouleversée en son sein par les démarches de légitimation d'élites nouvelles,
dynamiques et conquérantes, bousculant les cadres traditionnels qui puisaient
leur pouvoir dans une capacité à gérer des réseaux de soumission et de
transaction avec un extérieur dominateur. À mesure que s'affermit, s'étend,
mais aussi se disperse le pouvoir alaouite sur l'ensemble du pays, la
segmentation tribale de la communauté, fondée sur un état donné d'occupation
physique d'un terrain précis, s'estompe au profit d'une segmentation en clans,
voire en familles, dont les réseaux de solidarités et d'alliances dépassent les
limites traditionnelles internes et externes de la communauté dans un contexte
d’accès au pouvoir d’État et aux rentes économiques et politiques qui y sont
liées [3]. Au terme d'une histoire presque
millénaire d'isolement, de soumission et de discrétion, les Alaouites sont
entrés dans le siècle, mais à quel prix pour leur identité et leur
devenir ?The full text here
http://alain.chouet.free.fr/documents/Alaouite.htm #Syria
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